Soyons réaliste sur Apple !

 

Cet article a été publié le 28 janvier 2004 sur le site MacGénération

1984, naissance du mythe Apple
par Benjamin Rondeau

S’il n’en reste qu’un, ce sera celui-là : le Macintosh, dont nous fêtons les 20 ans, est sans conteste la machine qui définit le mieux Apple, puisqu’elle semble en résumer les meilleurs aspects comme les moins bons. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, pour le grand public, la date de sortie du Macintosh est considérée comme la date de naissance d’Apple. Si les huit années qui ont précédé cet ordinateur dans l’histoire d’Apple appartiennent à une autre époque, c’est que l’image d’Apple aujourd’hui est intimement liée au Macintosh, qui a façonné cette image. 1984, la naissance d’un mythe...


Nouveau discours

À l’heure où l’ordinateur est réservé aux entreprises ou bien à une poignée de passionnés qui se réunissent, Apple prépare la sortie du Macintosh comme un événement commercial destiné aussi au grand public. Avec le Macintosh, Apple pense tenir le premier vrai "Ordinateur Personnel". En diffusant le spot publicitaire "1984" lors du SuperBowl, Apple introduit la micro-informatique dans la vie de tous les Américains, et fixe ce qui sera son thème fort pour les 20 ans à venir : le "Think Different", la résistance à l’uniformité.


La communication autour du Macintosh est déjà fondée non pas sur les performances, mais sur un discours identitaire mêlant originalité, fun, innovation. Pour la première fois, les créateurs d’un ordinateur sont mis à l’honneur (la fameuse MacTeam) et sont traités comme des Rock Star, avec un article dans "Rolling Stone Magazine" ! Apple présente aussi son Macintosh avec des vedettes de l’époque, comme Mick Jagger ou Andy Warhol (qui réalisera une oeuvre présentant le logo d’Apple).

Même si ce discours pour Apple n’est pas différent de celui que la firme tenait depuis sa création, la sortie du Macintosh lui donne une caisse de résonance qu’Apple n’avait jamais connue. Ce positionnement va marquer profondément Apple, qui est encore aujourd’hui associe volontiers son image à des artistes (comme le témoigne la vidéo d’introduction d’iLife 04), et cultive une image que certains considèrent élitiste (design épuré des machines, publicités.

Fidèle au chemin tracé par "1984", Apple récidivera à de nombreuses reprises, notamment avec le spot "Lemmings", ou bien, plus près de nous, avec la campagne "Think Different" ou avec la publicité "Rip. Mix. Burn" qui présente de nombreuses vedettes de la chanson.


Innovateur ?


Si le Macintosh pose les bases de la communication d’Apple des vingt dernières années, cette éternelle question de l’innovation prend, elle aussi, sa source en 1984. Apple se veut, comme on vient de l’évoquer, une sorte de trublion, une entreprise innovante qui vient casser les dogmes de l’industrie informatique, alors dominée par IBM. La sortie du Macintosh conforte ce positionnement puisqu’Apple se place en inventeur d’un nouveau type d’informatique, avec l’utilisation de l’interface graphique.

Néanmoins, même l’innovation originelle introduite par Apple est questionnée. Si aujourd’hui Jef Raskin, le responsable du projet Macintosh, assure qu’Apple travaillait sur cette idée depuis 1979, d’autres témoignages font état d’une visite de Steve Jobs dans les laboratoires de recherche de Xerox, où il découvre la souris, et décide d’utiliser ce système pour le Macintosh.

Ainsi, l’acte fondateur de l’innovation d’Apple est entaché d’un emprunt coupable... Qui vient aujourd’hui encore troubler toute discussion sur les avancées d’Apple. Le Macintosh pose donc, aux yeux des MacUsers comme des autres, la réputation de pionnier (à défaut d’innovateur) d’Apple.


Au cours de son histoire, Apple a essayé à plusieurs reprises se montrer à la hauteur de cette réputation, avec plus ou moins de réussite. Des grands succès (Airport, l’introduction de l’USB ou de BlueTooth) ont alterné avec des choix plus discutables, voire des échecs (Newton, Pippin). Mais, comme pour le Macintosh, le caractère réellement innovant d’Apple sera à plusieurs reprises remis en question : popularisé par Apple, l’USB a été inventé par Intel, Bluetooth, lui, l’a été par Ericsson.

Il n’en reste pas moins que le Macintosh oblige aujourd’hui à porter un regard attentif sur ce qui sort des laboratoires de la firme de Cupertino, puisqu’il y a 20 ans en émergea l’informatique telle que nous la connaissons aujourd’hui.


L’éternel perdant


La dernière pierre posée par le Macintosh à l’édifice du mythe Apple est la plus importante : c’est celle de l’éternel perdant. Car malgré un important succès (500 000 Macintosh sont vendus jusqu’en 1985), le Macintosh que tout le monde célèbre aujourd’hui a assez vite montré ses limites : dans le même temps, 6 millions d’IBM PC étaient vendus.

Cette comparaison peut étonner aujourd’hui, alors que, au vu des hommages que recueille le Macintosh pour son anniversaire, on serait tenté d’imaginer qu’à cette époque Apple dominait encore la micro-informatique. C’est oublier que déjà l’Apple III avait été un échec, et qu’Apple misait beaucoup sur la sortie du 24 janvier 1984.

Mais le Macintosh, malgré ses indéniables qualités, souffrait de nombreuses lacunes techniques (mémoire vive trop faible, absence de disque dur) et d’un prix somme toute élevé (autant de reproches qui seront faits à Apple de nombreuses fois après 1984). Il serait exagéré de dire que sa sortie fut un échec, mais il convient, vingt après, de la remettre, en termes purement factuels, dans le contexte de l’époque.

Associé au message d’innovation qu’Apple essaie de faire passer, ce semi-échec (et les remous internes qu’Apple traverse à la même époque) scelle l’image de la firme de Cupertino aux yeux du reste du monde : Apple est une compagnie qui innove, montre le chemin, mais qui est incapable d’en tirer profit. Son état d’esprit frondeur, son discours parfois utopiste ou teinté de politique la privent du pragmatisme nécessaire à la réussite dans le monde des affaires. Cet état d’esprit conduit à quelques mauvais choix qui sont souvent préjudiciables aux innovations qu’Apple met sur le marché.

Depuis le Macintosh, Apple est donc cette compagnie un peu hippie dont les innovations (interface graphique, Airport, Newton...) sont récupérées par d’autres (Microsoft, Palm) qui ont les compétences nécessaires pour en faire des réussites.


Retour vers le futur


La communication, l’innovation et le manque de pragmatisme : ces trois piliers de l’image d’Apple ont donc leur origine dans l’histoire même du Macintosh. Il semble qu’Apple vient de passer vingt ans à revivre l’histoire du Macintosh, comme si le poids de cette innovation était trop lourd à porter pour la firme de Cupertino.

Car force est de constater qu’au cours des vingt dernières années, trop d’exemples viennent renforcer les trois composants du mythe Apple. À de nombreuses reprises, Apple a essayé de rester fidèle à ce mythe forgé par le Macintosh, mais elle s’est toujours heurtée aux mêmes limites qui avaient déjà été rencontrées à la suite de la sortie du Mac.

Chaque innovation proposée par Apple au cours de ces vingt dernières années porte en elle les paradoxes que portait déjà le Macintosh : une communication souvent idéologique (ou en tout cas, qui ne s’adresse pas aux masses) masquant des problèmes techniques indéniables (le G4 et le mythe du Gigahertz), la promesse d’une esthétique nouvelle qui se heurte à la réalité du marché (le Cube), et finalement le goût amer de l’occasion manquée de retrouver une gloire passée, en termes de parts de marché.

Et si, après 20 années marquées par les paradoxes du Macintosh, Apple parvenait, via sa dernière grande innovation (iPod/iTMS) à sortir des limites que son propre mythe lui impose ?


Benjamin Rondeau (MacGénération le 28/01/04)

Voir aussi à propos du 20° anniversaire du Mac : "20 ans que je fus dépucelé du Mac" (rubrique Actualité critique)